Monday, February 6, 2012

Lutte armée et violence politique;hier et aujourd'hui

On récupère l'article de M. Laurent Bonelli paru dans Le Monde Diplomatique d' Août 2011 sous le titre Sur les sentiers escarpes de la lutte armée une intéressant analyse historique sur l'évolution des groupes et circonstances qui ont entourée et définit  la confrontation armée contre les pouvoirs établis, soit-il des la narrative révolutionnaire, libératrice ou religieuse tout en écoutant la voix des militants/es qui ont suivi, ou suivent toujours, cette voie. Comme d'habitude on a ajoutée des hyper liens (quand possible comme complément de notes-au-pied, photos, vidéo et matériel d appui). 

Quand la rue c’était a nous. Militants/es d' Autonomia Operaia a Bologne Avril 1979 , après les arrestations de Antonio Negri, Emilio Vesce e Oreste Scalzone source Tesionline



Sur les sentiers escarpes de la lutte armée
Espoirs, visions et désillusions de la violence politique
Laurent Bonelli
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les puissances occidentales ont érigé la guerre contre le terrorisme en priorité stratégique sans que l’on sache vraiment ce que recouvre le terme. Quoi de commun en effet entre les groupes révolutionnaires nés dans les années 1970, les réseaux d’Al-Qaida et les luttes armées pour l’indépendance ? Les témoignages de militants éclairent les logiques de la violence politique.

«Aujourd’hui, derrière chaque mort, je vois une personne, un individu. Toutes ces victimes, même indirectes, je les porte en moi. Car je suis de ceux qui ont proposé, décidé, émis les sentences. Ma responsabilité est judiciaire, politique et morale. J’assume les trois. » Ainsi se clôt La Prima Linea, film inspiré par l’autobiographie de M. Sergio Segio, l’un des fondateurs de ce groupe italien engagé dans la lutte armée à la fin des années 1970  (1). Sorti de prison en 2004, après avoir purgé une peine de vingt-deux ans, M.Segio ajoute : « On croyait avoir raison, alors qu’on avait tort. Mais à cette époque-là, on ne le savait pas. » 

Les histoires de la Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion, RAF) allemande, d’Action directe (AD) en France, de M. Ilich Ramírez Sánchez — plus connu sous le nom de « Carlos » — et même de l’Armée rouge japonaise ont également été mises en scène au cinéma (2). Les maisons d’édition publient ou traduisent les Mémoires d’anciens militants ; même la presse généraliste ne rechigne plus à les interroger sur leur passé. Un peu comme si leurs longues années d’emprisonnement et le jugement parfois critique qu’ils portent aujourd’hui sur leur expérience autorisaient des formes d’empathie autrefois réprouvées.

Ce regard plus compréhensif n’est pas partagé par tous. En Italie, le refus qu’oppose le Brésil à l’extradition de M. Cesare Battisti, ex-membre des Prolétaires armés pour le communisme (PAC), a soulevé un tollé. L’annulation en France de la semi-liberté de M. Jean-Marc Rouillan, l’un des fondateurs d’AD, après une interview en 2008, tout comme les déclarations de ministres de l’intérieur — et de leurs experts attitrés — s’inquiétant d’un « retour de l’ultragauche » montrent que toutes les plaies ne sont pas refermées.

M. Cesare Battisti exile au Brésil après une requête d extradition italienne l'a force a quitter la France. Les autorités brésiliennes ont rejeté  les tentatives franco-italiennes d'extradition en lui octroyant status de réfugié politique
 Ce regain d’intérêt reste toutefois modeste en regard de la prolifération des écrits sur le « terrorisme islamiste », qui accapare désormais l’essentiel de la discussion sur la violence politique. En 2007, Andrew Silke, directeur des terrorism studies à l’université de Londres-Est, relevait que, depuis les attentats du 11 septembre 2001, un nouveau livre sur le sujet était publié dans le monde anglo-saxon toutes les six heures .Enquêtes journalistiques, témoignages plus ou moins vraisemblables de radicaux musulmans « repentis » ou d’anciens agents de renseignement s’ajoutent à des centaines d’articles et d’ouvrages universitaires. La plupart dressent les caractéristiques d’un « nouveau terrorisme » qui serait à ce point différent des formes antérieures de violence politique que personne, ou presque, n’essaie d’en comparer les mécanismes.

Improbable « terroristologie »

Cette avalanche de papier demeure décevante. Silke pointe que 80 % des recherches sont uniquement fondées sur des matériaux de seconde main (ouvrages, revues, presse), que 1 % seulement reposent sur des entretiens et qu’aucune enquête systématique n’a été menée avec des djihadistes . Cette distance vis-à-vis du terrain pousse à une surinterprétation de leurs discours publics, en faisant comme si les raisons de l’engagement pouvaient se déduire de celles dont se revendiquent ses protagonistes. Néanmoins, le sens d’un conflit (nationaliste, religieux, de classe, etc.) n’apparaît souvent que de manière rétrospective, lorsqu’un acteur a conquis une position d’autorité suffisante pour exprimer le point de vue légitime sur celui-ci. La composante religieuse de la guerre de libération algérienne a par exemple été largement gommée après l’indépendance, alors même que les services de renseignement français la tenaient pour essentielle durant son déroulement .

Si l’on excepte quelques spécialistes des sociétés musulmanes, la plupart des chercheurs étudient le radicalisme islamiste comme un phénomène en soi et pour soi, en maintenant des frontières étanches avec les autres champs des sciences sociales. Ils font perdurer, sous des habits neufs, une « terroristologie » rappelant la « soviétologie » de naguère, qui prétendait expliquer l’Union soviétique à partir des discours des dirigeants du Parti communiste et de l’interprétation de leur promotion ou de leur relégation.

La difficulté de l’enquête n’explique néanmoins pas tout. Le type d’analyse privilégié doit être mis en relation avec les propriétés sociales de ses producteurs, de même qu’avec les positions qu’ils occupent, à la lisière entre le monde académique, les services de renseignement (auxquels ils ont appartenu ou avec lesquels ils entretiennent d’étroites relations), l’expertise publique (dans des commissions nationales ou internationales, des think tanks) et le champ médiatique. Il s’agit davantage de fournir une aide à la décision politique face à un péril présenté comme particulièrement menaçant que de se montrer attentif aux dynamiques de conflit.

Comprendre la « violence politique » impose d’abord de mettre en doute l’apparente unité du phénomène. Les liens ponctuels qui ont pu exister entre des militants italiens et AD, ou entre la RAF et des activistes de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (FARL), ne signifient pas qu’ils soient reliés par un « fil rouge », comme on le disait à l’époque (c’est-à-dire manipulés par les Soviétiques), ni qu’ils poursuivent les mêmes objectifs. De la même manière, penser que ce sont des motivations identiques qui animent les combattants issus du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) algérien et ceux de la Jemaah Islamiyah indonésienne est absurde, quand bien même les deux groupes ont accepté de placer leur action sous la bannière d’Al-Qaida.

Tout aussi artificielle serait l’idée de regrouper sous un même label les groupes de quelques dizaines, voire quelques centaines, d’individus radicalisés dont il est ici question et des organisations politiques militarisées disposant d’une forte assise sociale et territoriale, comme le Hamas en Palestine, les Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée du Peuple  (FARC) ou le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, pourtant considérées elles aussi comme terroristes par l’Union européenne.

Une bonne manière d’analyser la violence politique consiste sans doute à relier les contextes dans lesquels elle se déploie, les organisations qui la pratiquent et les trajectoires des militants qui les composent . Ainsi, les cycles de violence observés en Europe et au Japon entre la fin des années 1960 et celle des années 1980 renvoient d’abord à un assèchement de puissants mouvements sociaux. Leur reflux progressif pousse un certain nombre de militants vers l’affrontement armé. De la même manière, l’émergence de groupes djihadistes dans les années 1990 est à relier à l’impossibilité des forces politiques se revendiquant de l’islam de conquérir le pouvoir (en Algérie, en Égypte et en Arabie saoudite notamment) (3).

Cette radicalisation prend toutefois des formes différentes. En Italie, elle concerne d’abord le monde ouvrier. A la fin des années 1960, une forte conflictualité sociale secoue les usines (Pirelli et Siemens en particulier). La « propagande armée » va se déployer sur ce terrain. Les premières actions — destruction des véhicules de contremaîtres ou séquestration de cadres — reflètent la composition sociale des groupes armés. Parmi les mille trois cent trente-sept personnes condamnées pour appartenance aux Brigades rouges (BR), on comptait 70 % d’ouvriers, d’employés du tertiaire ou d’étudiants. Prima Linea, davantage composée de chômeurs et d’étudiants, comprenait également une bonne part d’ouvriers parmi ses neuf cent vingt-trois membres poursuivis par la justice (4).

« Ils étaient en train d’attaquer »

En Allemagne, c’est plutôt du côté des étudiants et de la petite bourgeoisie intellectuelle que se recrutent les militants de la RAF. Le sociologue Norbert Elias a souligné ce que l’émergence d’une opposition extraparlementaire à la fin des années 1960 devait à un « conflit social de générations », marqué par un antagonisme entre des jeunes fortement politisés, mais maintenus à l’écart des responsabilités politiques, et leurs aînés qui accaparent ces dernières.

Si l’Italie et l’Allemagne connurent les mouvements radicaux les plus massifs, c’est aussi parce que, vingt ans après la seconde guerre mondiale, la crainte d’un retour de gouvernements fascistes y pesa plus lourdement qu’ailleurs. « Avec l’attentat de la piazza Fontana, raconte M. Mario Moretti, l’un des principaux dirigeants des BR, une seule chose nous paraissait claire : ils étaient en train d’attaquer (5). » La bombe qui explose le 12 décembre 1969 dans la Banque nationale de l’agriculture de Milan, faisant seize morts et une centaine de blessés, accrédite en effet le risque d’une évolution autoritaire du régime. Ce dont témoigne également M.Segio : « J’ai grandi avec l’idée qu’ils préparaient un coup d’Etat, comme en Grèce ou au Chili. Et qu’ils nous auraient tués. D’ailleurs, ils avaient déjà commencé. » De fait, entre 1969 et 1975, les attentats et les violences politiques sont surtout imputables à des groupes de droite (à 95 % de 1969 à 1973, à 85 % en 1974 et à 78 % en 1975). Ce n’est que plus tard que l’extrême gauche armée intensifiera son activité : près de 80 % des attentats mortels qui lui sont attribués ou qu’elle a revendiqués ont eu lieu entre 1978 et 1982 .

En Allemagne, les jeunes générations reprochaient à ceux qui exerçaient des responsabilités politiques d’avoir été — directement ou indirectement — responsables de l’ascension d’Adolf Hitler. Ces jeunes, explique Elias, pensaient que « la tendance à utiliser la violence physique, qui avait conduit dans le cas de la république de Weimar à l’établissement d’un gouvernement autocratique fondé sur la force, pourrait à nouveau s’imposer dans la république de Bonn [capitale de l’Allemagne de l’Ouest]. (...) Ils tiraient une grande part d’énergie réformatrice ou révolutionnaire de l’idée que, derrière la façade de leur Etat parlementaire multipartiste, un nouveau dictateur attendait déjà son heure avec ses régiments et que la police de la République fédérale constituait son avant-garde  ».

La situation est différente en France. Le régime de Vichy ne compte guère que quelques nostalgiques ; les mobilisations d’extrême droite pour l’Algérie française ont été défaites. Le programme commun de gouvernement signé en 1972 par le Parti socialiste, le Parti communiste français et les radicaux de gauche canalise l’énergie réformiste en même temps qu’il ouvre la voie à des possibilités de reconversion individuelle.

 
Les mobilisations contre la construction d'une méga-centrale nucléaire ("Superphénix") spécialement la manifestation et la répression policière de la manifestation a Creys-Malville le 31 Juillet 1979 marquent un des points tournants du mouvement autonome armé en France

L’extrême gauche perd de sa force à mesure que les incertitudes ouvertes par les événements de mai-juin 1968 se dissipent et que le jeu politique se stabilise. La Ligue communiste, dissoute en juin 1973 après avoir attaqué un meeting d’extrême droite, abandonne la confrontation de rue et réoriente ses priorités vers « le travail dans les usines ». Rebaptisée Ligue communiste révolutionnaire (LCR), elle amorce un lent déclin qui plonge dans le désarroi ses militants les plus portés sur l’action violente (6). De son côté, la Gauche prolétarienne (GP), interdite en 1970, se dissout en novembre 1973, après avoir hésité à s’engager sur une voie plus radicale — notamment au moment de l’enlèvement d’un cadre de Renault consécutif à la mort d’un militant ouvrier maoïste, Pierre Overney.

Contrairement à ce qui se passe en Italie ou en Allemagne, les militants français ne s’engagent qu’en très petit nombre dans des actions armées. Certains groupes d’inspiration maoïste apparaissent alors : les Brigades internationales (BI, 1974-1977) revendiquent des attentats contre plusieurs représentants de gouvernements étrangers autoritaires (de Bolivie, d’Uruguay, d’Espagne, d’Iran ou de Mauritanie) ; les Noyaux armés pour l’autonomie populaire (Napap) mènent en 1977 une série d’actions contre des institutions publiques ou des grandes entreprises, la plus significative étant l’assassinat de Jean-Antoine Tramoni, le vigile de Renault qui a tué Overney.

En 1979, AD émerge de la convergence de cette mouvance avec les Groupes d’action révolutionnaire internationalistes (GARI), label regroupant des activistes qui, de part et d’autre des Pyrénées, luttaient contre le franquisme. Proche de Salvador Puigantich — exécuté par la dictature espagnole en 1974 —, M. Rouillan raconte avec emphase dans ses Mémoires : « Nous perpétuons trois décennies de guérilla, nous continuons à tisser le fil ténu nous rattachant à une épopée, à une armée en guenilles et en espadrilles, à l’espoir qui s’écrit en majuscules de poudre et de plomb (7). »

Une légitimité morale et des savoir-faire se transmettent dans ces généalogies. Organiser une action commando, fabriquer de faux papiers, attaquer des banques pour financer la lutte constituent des pratiques déjà expérimentées. Nombre d’armes des BR provenaient des stocks des partisans de la seconde guerre mondiale (dont l’une des mitraillettes utilisées lors de l’enlèvement d’Aldo Moro, l’ancien président du conseil italien, qui s’enraya...) ; ou, dans le cas d’AD, de ceux qu’avaient conservés les républicains espagnols en exil en France. Dans le cas des djihadistes transnationaux, il faut rappeler le rôle de la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan, qui socialisa toute une génération de militants au combat et mit en circulation toutes sortes de matériel (armes, explosifs, argent, etc.) et de « compétences ».
AD - Muret - 5juin2010 - Banderole blanche
Rassemblement du 5 juin 2010 à Muret, prison où était enfermé Jean-Marc Rouillan, pour la libération des prisonneirs d'Action directe Source http://action-directe.over-blog.com/album-1653490.html

Pour autant, seule une minorité d’individus passe à l’acte. Ecartons d’emblée les explications simplistes selon lesquelles l’usage de la violence exprimerait une subjectivité pathologique ou une pulsion de mort. « Les terroristes, explique ainsi la philosophe Hélène L’Heuillet, fanatiques ou embrigadés, mettent leur mort au service de la mort parce qu’ils sont convaincus, au moins le temps de leur recrutement, par la négation nihiliste, qui ne promet rien d’autre que de prendre part à la destruction d’un monde haï (8). » Une formulation qui rappelle étrangement celle des scribes de la dictature argentine, qui voyaient en 1978 dans les mouvements de résistance armée des « passionnés de la mort à la stature de héros tragiques », dont le « comportement social flirte avec l’amour de la mort (9) ».
L’engagement violent est d’abord une affaire collective : les individus isolés qui s’autoradicalisent, hier par des lectures, aujourd’hui par la fréquentation de forums Internet, et qui passent à l’action sont extrêmement rares. Au point d’ailleurs que des agents des services de renseignement les qualifient de « dossiers camisole »... Le groupe joue donc un rôle crucial et en premier lieu, la famille. Lorsque les conflits sont durables, il n’est pas rare de trouver plusieurs générations engagées dans l’action armée, chez les militants nationalistes basques ou irlandais, par exemple, tout comme chez les activistes sikhs, kurdes ou palestiniens. M. Claude Halfen, un membre d’AD, raconte pour sa part : « J’étais issu d’une famille de résistants, (...) mes grands-parents ont été dénaturalisés. Ils ont été naturalisés après 1927 et tout d’un coup, en 1941, ils se sont retrouvés apatrides, traqués, gibier. J’ai donc grandi dans cette idée qu’à un moment la dignité était de prendre les armes contre un pouvoir illégitime, et contre sa violence (10). » La mémoire familiale des luttes encourage en quelque sorte l’engagement violent et le rend licite.
Les relations amicales aussi. Les solidarités entre jeunes qui ont grandi dans le même quartier cimentent parfois le groupe, par exemple dans le cas de Khaled Kelkal (impliqué dans les attentats de 1995 en France), ou de certains des commandos d’Euskadi ta Askatasuna (ETA) en Espagne et de l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA) en Irlande du Nord. De petits cercles affinitaires peuvent aussi entraîner la radicalisation graduelle des individus en produisant des représentations partagées du monde social. Les anciens amis ou les moins convaincus s’éloignent à mesure que le noyau central devient plus cohésif et soudé par les mêmes croyances (11).
Ce n’est pas la propagande des organisations clandestines qui attire les futurs membres. Comme l’écrit Silke, « les individus ne se radicalisent pas à cause des efforts d’un recruteur d’Al-Qaida, le processus intervient de manière presque indépendante des djihadistes établis (12) ». Les auteurs des attentats du 7 juillet 2005 à Londres entretenaient un rapport assez distant à la religion, et ils ne seraient allés demander une caution aux dirigeants d’Al-Qaida qu’au moment de réaliser leur projet.
Le basculement dans l’action violente d’un groupe idéologiquement radicalisé n’est toutefois ni systématique ni nécessaire. Deux autres facteurs souvent inextricablement mêlés doivent intervenir : l’action des autorités publiques et la plongée dans la clandestinité. La violence politique n’est en effet presque jamais l’œuvre d’un seul groupe d’acteurs. Elle est relationnelle : les politiques étrangères menées à l’égard de certains pays, les formes de guerre, de coercition, voire de torture, l’intensification des mesures de surveillance, les contrôles vécus comme vexatoires ou discriminatoires, comptent autant que les stratégies et tactiques des organisations radicales. Ainsi, en Irlande du Nord, l’internement arbitraire en 1971 de près de deux mille personnes soupçonnées de terrorisme a poussé des centaines de jeunes ouvriers nationalistes à rejoindre l’IRA (13).

Militants du IRA a Andersonstown, Aout 1980 source Sniperatwork
Un pas supplémentaire est franchi avec l’entrée dans la clandestinité, souvent pour échapper aux forces de l’ordre à la suite de délits mineurs. Il s’agit d’un engagement total, qui signifie changer de nom, d’identité, rompre avec tout ce (et ceux) que l’on a connu(s). « Dans la clandestinité, raconte M.Moretti, la survie dépend de la rapidité avec laquelle vous vous déplacez, avec laquelle vous changez votre vie en permanence. A la fin, (...) vous devenez un fantôme, d’un point de vue existentiel. Non pas que pour vous-même vous soyez irréel ; les camarades aussi sont bien réels et les rapports avec eux sont certainement encore plus intenses. Mais c’est pour les autres que vous ne devez pas exister (14). » Les témoignages de certaines épouses, ou des compagnes des auteurs des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, montrent ce processus graduel de fermeture du groupe, allant jusqu’à la mise à l’écart complète, y compris des plus proches (15).
La sécurité devient un élément central de la vie clandestine, qui est largement codifiée. En 1975, les enquêteurs avaient découvert dans une cache de Pavie un manuel intitulé « Normes de sécurité et style de travail », qui donnait un emploi du temps réglant chaque détail de la vie quotidienne des BR, qu’il s’agisse de la nourriture, de l’habillement, de l’usage du téléphone ou même des rapports sexuels. En 2006, la Guardia Civil espagnole a trouvé la même chose concernant l’ETA. Mais ces normes ne sont pas toujours respectées : les arrestations à la suite d’une escapade amoureuse ou d’un contact avec une mère malade restent fréquentes. En 1971, tous les appartements clandestins du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) chilienne furent localisés lorsque des militants, ivres morts, eurent un accident de la route : dans la voiture, les carabiniers accourus sur les lieux recueillirent les factures d’électricité et de gaz portant leurs adresses (16)...

La fuite, la prison ou la mort

Se procurer des armes, de nouvelles caches, fabriquer de faux papiers, remplir les caisses — par des braquages de banque, entre autres —, faire des repérages pour une opération future, et parfois tout recommencer après une vague d’arrestations : l’urgence l’emporte sur la stratégie. Au point que certains choix tactiques ont pu s’avérer incompréhensibles, même pour des proches sympathisants. Il s’agit moins de manipulations de la part des services secrets, comme on peut le lire parfois — et qui ont pu exister —, que des effets d’un engrenage auquel il est presque impossible d’échapper.
« Il ne suffisait pas de reconnaître que nous étions coincés pour savoir dans quelle direction aller », témoigne M.Moretti. D’abord parce que l’expérience clandestine rend difficile l’abandon des prisonniers. Par loyauté ou par nécessité, il faut planifier des attaques de prison (comme celle de Rovigo, en Italie, par des militants de Prima Linea en janvier 1982), des prises d’otages (celle de l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest à Stockholm en 1975 ou le détournement d’un avion de la Lufthansa en 1975, par des militants de la RAF) ou encore l’enlèvement de personnalités (Moro par les BR ; Hans Martin Schleyer, le président du patronat allemand, par la RAF). La poursuite de la lutte apparaît également comme un moyen d’assouplir les conditions de détention des prisonniers, ainsi qu’on peut l’observer pour l’ETA en Espagne.
Manifestation a Bilbo, Pays Basque le 7 Janvier 2011 pour réclamer la fine de la dispersion des prisonniers de l' ETA Source Zigor Alkorta pour Noticias de Navarra
Au demeurant, les logiques de fonctionnement et de protection de ces groupes les condamnent à des recrutements sélectifs, leur interdisant d’atteindre la masse critique qui leur permettrait peut-être de créer un rapport de forces suffisant pour entamer des tractations politiques. « Si vous n’ouvrez pas une brèche dans le front adverse, votre discours reste lettre morte, analyse M. Moretti. Quelle était la signification de notre stratégie si nous ne pouvions plus compter sur les négociations tactiques permanentes, en imposant ceci, en négociant cela, en obtenant quelque chose pour ceux que nous représentions ? » La fuite en avant et le durcissement des actions, qu’il s’agisse de représailles contre les forces de l’ordre ou d’attaques contre de hauts représentants de l’Etat, accentuent la diabolisation des groupes clandestins, et creusent la distance entre eux et les mouvements sociaux dont ils escomptaient le soutien. Ce qui autorise généralement une nouvelle escalade répressive, sous forme de lois d’exception. Si bien que, pour les militants, il ne subsiste souvent que la fuite, la prison ou la mort.
La lutte des petits groupes armés conserve certes une capacité permanente de frapper l’Etat — ses agents ou ses symboles —, mais elle ne parvient jamais à le faire vaciller, même en élevant le degré de violence létale, comme lors des attentats du 11 septembre 2001. En ce sens, ce mode d’action rencontre les mêmes obstacles que la propagande par le fait prônée par des anarchistes à la fin du XIXe siècle. L’attaque des représentations du pouvoir peut être accueillie favorablement dans des milieux assez larges, mais elle ne provoque pas leur enrôlement dans la lutte. En revanche, elle déclenche une répression impitoyable, sans commune mesure avec celle qui frappe les droits communs pour des crimes équivalents.
Sortie de prison en 2004, en raison d’une maladie grave, Joëlle Aubron, militante d’AD, résumait cette tension : « Nous fûmes nombreux à penser, à compter sur un élan qui finalement ne vint pas. Notre hypothèse a échoué. C’est clair. (...) Néanmoins, je n’ai pas à me renier. (...) Parce que ce chantage au reniement a été beaucoup trop présent pendant ces dix-sept ans dans nos conditions de détention (17). »

(1) La Prima Linea, de Renato De Maria (2009), d’après l’ouvrage de Sergio Segio Miccia corta. Una storia di Prima Linea, Derive Approdi, Rome, 2005.
(2) Cf. Der Baader Meinhof Komplex  La bande à Baader  »), d’Uli Edel (2008)  ; Ni vieux ni traîtres, de Pierre Carles et Georges Minangoy (2005)  ; Carlos, d’Olivier Assayas (2010)  ; et United Red Army, de Koji Wakamatsu (2008) voir trailers sur le Canal Youtube d 'OnadaExpansiva
(4) Chiffres donnés par Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, La Révolution et l’Etat.Insurrections et contre-insurrection dans l’Italie de l’après-68, Dagorno, Paris, 2000.
(5) Norbert Elias, «  Conflits de générations et célébrations nationales : analyse et perspectives  », Cultures & conflits, Paris, n° 81-82, 2011.
(7) Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, La Révolution et l’Etat, op. cit.
(8) Mourir à trente ans, de Romain Goupil (1982), qui retrace, jusqu’à son suicide en 1978, la trajectoire de Michel Recanati, principal responsable du service d’ordre de la Ligue communiste, rend assez bien compte de cette période.
(10) Cité par Gabriel Rot, «  La construcción del sinsentido  », Le Monde diplomatique en español, Buenos Aires, mai 2011.
(11) Témoignage dans Ni vieux ni traîtres, op. cit.
(12) Léon Festinger, Hank Riecken et Stanley Schachter, L’Echec d’une prophétie, Presses universitaires de France, Paris, 1993.
(13) Paddy Hillyard, «  The “war on terror”  » : Lessons from Ireland  », European Civil Liberties Network, 2005.
(14) Mario Moretti, Brigate rosse, op. cit.
(15) Cf. «  11-M. El relato  », supplément du journal El País, Madrid, 8 juillet 2007.
(16) Enérico García Concha, Todos los días de la vida. Recuerdos de un militante del MIR chileno, Cuarto Propio, Santiago, 2010.
(17) Libération, Paris, 28 août 2004.

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